Quelles leçons tirer des actions collectives contre les compagnies de tabac au Québec et quels impacts pour les compagnies de boissons sucrées ?

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Le 27 mai 2015, suite à un procès de deux ans et demi, l’un des plus longs ayant eu lieu au Canada, des milliers de personnes ont remporté deux importantes actions collectives, Blais et Létourneau, contre trois compagnies de tabac canadiennes : Imperial Tobacco, Rothmans, Benson & Hedges et JTI-Macdonald. À cette date, la Cour supérieure du Québec a conclu que les trois défenderesses avaient commis certaines fautes, notamment par des représentations fausses ou trompeuses. Le juge les a ainsi condamnées à payer des dommages punitifs et moraux d’une hauteur de plus de 15 milliards de dollars à près de 100 000 Québécois fumeurs ou ex-fumeurs atteints d’emphysème, du cancer du poumon ou du cancer de la gorge. Plus d’un an plus tard, à la fin du mois de novembre 2016, cinq juges de la Cour d’appel du Québec ont entendu, durant six jours, les trois compagnies de tabac qui ont tenté de faire invalider le jugement de la Cour supérieure. Le jugement de la Cour d’appel est encore attendu. Sans entrer en détail dans les éléments constitutifs de l’action collective, le présent billet vise à comparer en surface la situation du tabac et celle du sucre.

Actuellement, tous les regards sont dirigés vers un produit consommé de façon importante par un grand nombre d’individus : le sucre. Ces cristaux blancs sont en effet la cible de nombreuses critiques et mesures visant à en diminuer la consommation. Plusieurs villes et pays à travers le monde ont d’ailleurs implanté ou considéré implanter une taxe sur les boissons sucrées, notamment afin d’inciter les consommateurs à diminuer la quantité de sucre qu’ils ingèrent.

Sachant que le tabac a lui aussi été la cible d’une opinion publique défavorable et de taxes spéciales avant de faire l’objet d’actions collectives, peut-on penser que le sucre subira le même sort que le tabac et que les compagnies de boissons sucrées seront aux prises avec des litiges d’envergure au cours des années à venir?

Différents problèmes de santé sont directement associés à la cigarette, tels que le cancer du poumon. En fait, la cigarette ne procure pratiquement aucun bénéfice pour la santé, et aucun niveau de consommation de tabac n’est sécuritaire (McMenamin et Tiglio, 2006). Or, le sucre diffère du tabac de façon importante sur plusieurs points. Les défenseurs des produits alimentaires considérés nocifs pour la santé proclament haut et fort que tout produit alimentaire consommé de façon raisonnable peut faire partie d’une diète et d’un mode de vie équilibré, et que tout aliment consommé à l’excès peut être nuisible pour la santé (McMenamin et Tiglio, 2006, à la p 457).

Le tabac diffère aussi du sucre au niveau du temps de réaction du corps face à la consommation de l’un ou de l’autre. Une personne qui ingère une quantité trop importante de sucre en ressentira presque immédiatement les effets, par exemple sous forme d’indigestion. Après quelques temps, les chiffres affichés sur la balance seront plus élevés et les pantalons, plus serrés, envoyant des signaux à l’individu qui pourra peut-être, si possible (reconnaissant ici l’existence de questions de justice sociale qui sont reliées à la possibilité des individus de changer leur alimentation) et s’il le désire, corriger sa situation en ajustant son alimentation et incorporant plus d’activité physique à son mode de vie. Le tabac affecte la santé d’un fumeur de façon beaucoup plus insidieuse : le cancer du poumon ou l’emphysème peuvent prendre des années à se développer, et sont souvent observables après qu’ils aient commis des dommages irréparables à la santé (McMenamin et Tiglio, 2006, à la p 457).

Dans le cas des boissons sucrées, s’il est difficile d’attribuer une condition de santé comme l’obésité chez un individu à une cause unique, il est encore plus difficile de prouver que cette condition est attribuable à un aliment en particulier, par exemple les boissons sucrées. Dans le cadre d’une action collective, une difficulté supplémentaire surgit : l’existence d’un groupe identifiable. En effet, la certification d’une action collective sera refusée si l’analyse des facteurs individuels de chaque membre du groupe est nécessaire afin d’établir un lien de causalité entre un comportement ou un produit donné et les dommages allégués (Khoury, 2016, au para 7). Or, on peut prévoir qu’une évaluation individualisée de la causalité entre la consommation d’un produit alimentaire et une condition physique sera nécessaire.

De plus, il est crucial de rappeler, dans le cadre des deux actions collectives québécoises, l’application de la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac. Comme son nom l’indique, cette loi ne se rapporte qu’aux dommages causés par le tabac, mais non à toute autre substance ; il n’existe pas, du moins actuellement, de loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au sucre. Cette loi relative au tabac a permis aux membres des actions collectives Blais et Létourneau d’éviter de prendre la barre des témoins en soumettant en preuve le témoignage d’un épidémiologiste ; il serait donc risqué d’appliquer aveuglément les enseignements de la Cour dans ces dossiers à d’autres litiges de santé publique sans lien avec la cigarette.

Malgré ces multiples différences, une poursuite a été intentée plus tôt cette année contre la compagnie Coca-Cola et l’American Beverage Association chez nos voisins du Sud. Les demandeurs allèguent que les pratiques publicitaires de ces dernières ont trompé le public, en tentant notamment d’obscurcir les liens entre la consommation de boissons sucrées et diverses conditions comme l’obésité, le diabète de type 2 et les maladies cardiovasculaires, et en jetant plutôt le blâme sur le manque d’activité physique.

Au pays, certains auteurs considèrent que les cours de justice canadiennes semblent de plus en plus prêtes à faire preuve d’innovation et de créativité pour résoudre les problèmes présentés par les litiges publics (Jones, 2015, à la p 12). De plus, si les cours de justice adoptent de plus en plus une conception collectiviste de l’action collective (Khoury, 2016, au para 30), il se peut que la preuve par experts sans témoignages individuels soit de plus en plus admise.

Dans tous les cas, il sera intéressant d’observer l’évolution juridique et judiciaire de ce phénomène de consommation qui occupe une place de plus en plus importante dans les tribunes de santé publique.

Références :

Craig Jones, Theory of Class Actions (Irwin Law, 2015).

Lara Khoury, « Le futur des actions collectives comme outils de réduction des risques posés à la santé publique : leçons québécoises en matière de tabagisme », (2016) 47 :2 Ottawa Law Review 391.

Joseph P McMenamin et Andrea D Tiglio, « Not the Next Tobacco : Defenses to Obesity Claims » (2006) 61 Food and Drug Law Journal 445.

Josiane Rioux Collin est candidate à la maitrise ainsi que chargée de cours à la Faculté de droit de l'Université de Sherbrooke.

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