La valeur du poisson : comment modifier l’objet de la réglementation canadienne en matière de pêcheries
Pourquoi pêche-t-on? Cette question peut paraître à prime abord futile, mais considérant l’état lamentable des pêches au Canada et partout dans le monde, elle doit être posée. En ce sens, plusieurs réponses peuvent nous venir à l’esprit: on pêche pour notre métier, pour des raisons religieuses ou spirituelles (par exemple, dans le cadre d’une cérémonie), ou encore pour le plaisir. Toutefois, il y a bien une raison commune à toutes ces réponses: pour se nourrir. Fondamentalement, nous pêchons pour nous nourrir. Personne ne s’étonnera de cette réponse, mais aussi évident que cela puisse paraître, il est pratiquement impossible de trouver ne serait-ce qu’une mention de la valeur alimentaire du poisson dans les règlements canadiens entourant la pêche.
Cette absence de référence à l’aspect alimentaire dans le régime encadrant les pêches n’est pas surprenante lorsque l’on considère l’emphase mise sur le commerce. La majorité des permis de pêche au Canada sont de nature commerciale et sont émis sous le régime de Loi sur les pêches. La valeur des pêches commerciales était évaluée à plus de trois milliards de dollars en 2015. De plus, cette Loi s’applique aux productions d’aquaculture commerciale (incluant la pisciculture et les productions d’autres fruits de mer et crustacés) dont les revenus étaient évalués à un peu moins d’un milliard de dollars en 2015. Par ailleurs, même si une partie de la Loi vise la conservation des espèces marines, il est facile de voir comment cet objectif de protection, à l’exception des espèces protégées par la Loi sur les espèces en péril, vise essentiellement à assurer une exploitation commerciale des ressources à long terme.
Au sein du régime légiférant les pêches, les poissons sont des produits commerciaux. Ils ne sont pas considérés comme étant des produits alimentaires avant d’être attrapés et prêts à être consommés (à partir de ce moment, la Loi sur les aliments et les drogues s’applique et impose des normes de qualité). Dans ce cas, pourquoi est-ce un problème que la Loi sur les pêches ne fasse pas référence à l’aspect alimentaire? Simplement parce que la manière dont les lois sont réfléchies et rédigées a une grande influence sur la façon dont elles sont mises en oeuvre par l’exécutif et appliquées par les tribunaux. En ce sens, la Loi sur les pêches conçoit les poissons comme une ressource ayant une valeur économique plutôt qu’une valeur alimentaire. Également, malgré ses quelques objectifs de protection et de conservation, la vision commerciale adoptée par la Loi est sans doute à l’origine du déclin important des populations marines. Ce déclin entraîne, et entraînera certainement, de nombreux impacts environnementaux et sociaux, l’une des plus importants étant la menace pour la sécurité alimentaire de nombreuses populations qui se nourrissent principalement de produits de la mer. Mais cet enjeu est absent du discours juridique et, pis encore, est largement ignoré dans les questions de gestion des ressources. Faire fi de l’aspect alimentaire dans la législation pose problème puisqu’on ignore alors la fonction principale des pêches, c’est-à-dire le poisson comme aliment nutritif, au profit d’un paradigme hautement dommageable pour l’environnement.
Les parlementaires étudient la réforme de la Loi sur les pêches afin de privilégier l’augmentation de la préservation des produits de la mer. Cependant, il est maintenant temps de modifier l’objet même de la Loi et d’y intégrer le concept fondamental de sécurité alimentaire. Dans ce contexte, l’intégration d’un objet de sécurité alimentaire impliquerait que la gestion des pêches permettrait aux gens qui en dépendent d’avoir un accès physique et économique à des produits de la mer sûrs et nutritifs, et ce, en quantité suffisante pour répondre à leurs besoins (en se basant sur la définition de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture). Ceci devrait inciter Pêches et Océans Canada à s’éloigner de leurs préoccupations commerciales et à se réorienter vers l’objet réel de la pêche - l’alimentation. Un objectif législatif de sécurité alimentaire serait également compatible avec l’objectif conservationniste, qui reste primordial. Ce, puisqu’il encouragerait une accessibilité continue (et donc, à long terme) à des produits de la mer, et qu’il assurerait que ces produits soient toujours de qualité (la qualité étant dépendante de la santé du poisson). En un sens, nos besoins supplanteraient notre avidité.
Cette modification serait colossale au sein du régime législatif régissant les pêches, mais considérant ce qui est en jeu, et l’état lamentable de nos réserves de poissons, un tel changement est indéniablement nécessaire.
Pierre Cloutier de Repentigny est candidat au doctorat et professeur à temps partiel à la Faculté de Droit de l’Université d’Ottawa. En 2017, il fut lauréat d’une bourse doctorale de la Fondation Pierre Elliott Trudeau.