La location de personnel : une solution qui ne devrait pas en être une!
Charles complète sa troisième année au baccalauréat en droit de l’Université d’Ottawa. Ce billet est le fruit de son travail d’assistanat de recherche pour Professeure Sarah Berger Richardson, Faculté de droit civil, Université d’Ottawa.
Un emploi différent à chaque semaine, un horaire qui varie à tous les jours, des tâches difficiles et dangereuses, des heures supplémentaires payées au salaire horaire habituel, une rémunération au taux horaire minimum et une clause de non-concurrence qui empêche l’obtention d’un emploi permanent; qui veut s’engager?
Alors que ces conditions de travail semblent inconcevables pour la majorité des Québécois, des milliers de travailleurs d’agences de placement temporaire (agences) vivent cette réalité à tous les jours. Ces agences sont des entreprises de recrutement qui fournissent aux entreprises dans le besoin (entreprise cliente) des travailleurs pour des assignations à court, à moyen ou à long terme. Peu connaissent le sort réservé à ces travailleurs d’agences et pourtant notre système alimentaire actuel repose en grande partie sur ces derniers, qui comblent des postes essentiels notamment dans les abattoirs et les usines de transformation de la viande. Plus du tiers des travailleurs d’agences au Canada sont nés à l’extérieur du pays (en omettant les nombreuses personnes dans une situation d’attente de régularisation de leur statut d’immigration qui dépendent souvent de ces agences pour trouver du travail). Quelles sont donc les conditions que l’on réserve à ces travailleurs essentiels?
Selon le dernier rapport de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), les risques associés aux travailleurs d’agences varient entre les niveaux « élevé » et « extrême ». Ces niveaux supérieurs à la moyenne sont fortement imputables à l’externalisation des risques, phénomène qui se produit lorsqu’un employeur fait exécuter les tâches les plus dangereuses et exigeantes physiquement par des employés qui sont loués et qui ne font donc pas partie de l’entreprise. Le gouvernement québécois tarde encore à adapter la législation afin d’empêcher les entreprises de recourir à cette pratique. En effet, les cotisations d’entreprises à la CNESST sont établies en fonction de l’historique de l’entreprise. Ce faisant, plus il y a d’accidents ou de maladies professionnelles, plus les cotisations sont élevées. Ainsi, les blessures subies par des travailleurs d’agences ne sont pas comptabilisées dans l’historique de l’entreprise cliente, et ce, même si l’accident s’est produit dans l’établissement de l’entreprise. C’est donc dire que, au Québec, le fait de faire exécuter les tâches les plus dangereuses par une main-d’œuvre (souvent immigrante) qui est sous payée, peu formée et qui doit, bien souvent, travailler sans équipement de protection personnelle est à toutes fins pratiques ignoré par la loi.
Les défenseurs de ces agences vous diront probablement que celles-ci permettent d’offrir une plus grande flexibilité aux entreprises clientes pour que ces dernières puissent répondre à un marché mondial de plus en plus compétitif. Ils vous diront aussi, que ces agences sont soumises aux mêmes règles que les entreprises en matière de santé et de sécurité au travail. Or, le problème est dans la mise en œuvre plutôt que dans les normes elles-mêmes. Une grande proportion des travailleurs d’agences est immigrante et n’est, par conséquent, pas toujours au courant des différentes normes et mécanismes de protection qui s’appliquent aux Québec. Des entrevues menées par des chercheurs de l’Université Laval en 2014 ont permis de confirmer que certaines agences vont même jusqu’à menacer de congédiement les travailleurs qui veulent déclarer une blessure subie au travail à la CNESS. De plus, dans le rapport de la santé publique de Montréal en 2016, on soulignait notamment le stratagème de « l’agence à deux têtes » utilisé afin de contourner les lois pour ne pas payer les heures supplémentaires au taux imposé par la loi. En effet, certaines agences opèrent une seconde agence qui sert à payer les heures supplémentaires de leurs employés. Ainsi, les heures régulières du travailleur sont payées par l’agence principale, alors que les heures supplémentaires sont payées par la seconde.
Le contexte actuel de la pandémie nous pousse à nous questionner sur les inégalités qui ne cessent de croître dans notre société. Il est très inquiétant de savoir que, nonobstant le fait que les travailleurs d’agences s’exposent constamment à des risques sérieux, la loi ne considère toujours pas ce secteur d’activité comme étant prioritaire. En effet, dans le Règlement sur le programme de prévention, seulement les entreprises de secteurs d’activité économique prioritaire (Groupe prioritaire I-III) doivent participer au programme de prévention. Ces groupes prioritaires incluent, notamment, le secteur de la transformation alimentaire et des abattoirs. À l’opposé, les agences, étant incluses dans la catégorie « Autres services commerciaux et personnels » (Groupe non prioritaire V), n’ont pas l’obligation de participer aux différents programmes de prévention. À cet effet, en 2017 l’équipe des professeurs Gravel et Lippel soulignait dans leur article sur les travailleurs cumulant les précarités que lorsqu’un travailleur d’agence œuvre dans un secteur d’activité prioritaire, celui-ci n’est pas inclus dans le programme de santé ou de prévention puisqu’il n’est pas un travailleur permanent. Ainsi, les travailleurs d’agences qui sont envoyés dans les abattoirs ou les usines de transformations de la viande n’ont pas accès à la même protection que les employés réguliers et ce, même s’ils doivent effectuer les tâches les plus dangereuses. Dans le cas des travailleurs dans le secteur agroalimentaire, les risques ne sont pas uniquement pour la santé physique, mais également pour la santé mentale. Comment se fait-il que le secteur d’activités avec l’un des plus grands risques de blessures ne fasse toujours pas partie de l’un des groupes prioritaires au sens de la loi?
Le premier règlement spécifique au secteur des agences est entré en vigueur en janvier 2020. Celui-ci vise à clarifier la relation entre l’agence, l’entreprise cliente et le travailleur. C’est donc une première tentative du gouvernement pour aider cette population composée en grande partie de travailleurs provenant de communautés racisées. Par contre, le règlement ne constitue qu’une ébauche lorsqu’on le compare aux différentes mesures prises par les autres provinces canadiennes et/ou par d’autres pays qui tentent de protéger ces travailleurs. Par exemple, depuis 1987 en Belgique, le recours aux services d’une agence est limité à trois situations soit : pour le remplacement d’un travailleur permanent, en cas de pics de travail temporaires et exceptionnels et en cas de travail inhabituel. En dehors de ces situations, la relation de travail entre le travailleur et l’entreprise cliente est requalifiée comme directe, ainsi cela empêche les entreprises d’externaliser les risques par le biais de travailleurs d’agence.
Le modèle actuel des agences contribue indéniablement à ce que les personnes racisées qui œuvrent au sein de celles-ci demeurent en marge de la société. Le présent mouvement Black Lives Matter aux États-Unis ainsi qu’au Canada et ailleurs dans le monde appelle les gouvernements à faire des changements afin de mettre fin au racisme systémique qui sévit encore dans la société. Il est totalement inhumain de sous-traiter des tâches que l’on sait dangereuses à une main-d’œuvre externe à l’entreprise. Il est primordial que le Québec augmente la surveillance du secteur de la location de personnel et qu’il se dote d’une réglementation qui empêche les entreprises d’externaliser leurs risques.
Bibliographie :
BERNIER, Jean et al, « Les salariés d’agence de travail temporaire : conditions de travail et pratiques des agences » CT-2014-001 ARUC – Innovation, travail et emploi, Université Laval, p. 164.
GRAVEL, Sylvie et al. « Adapter les mesures préventives de santé et de sécurité pour les travailleurs qui cumulent des précarités : les obligations d’équité » (2017) 19 : 2 PISTES, 1.
Québec, Directeur de la santé publique de Montréal, Les travailleurs invisibles, Marie-France Raynault et al, CIUSS-Centre Sud de l’ile de Montréal, 2016.
RLRQ, c. S-2.1, r. 10, annexe I